Enfer, deuxième porte à droite
Éric Neirynck publie coup sur coup des recueils de nouvelles, des récits, des courts romans dont l’épicentre correspond à un irréversible processus d’ensablement, d’étouffement et de perte de soi, ou de ce qu’il en reste. Et pourtant ces textes ne parlent pas d’un monde malheureux mais médiocre, raté, en déconstruction permanente, dont le chantier est à ciel ouvert et où les êtres tombent sans un cri.
De texte en texte l’auteur fore de plus en plus profond cette sorte de sidération que ses personnages ont pour les vies gâchées, le mépris de soi et des autres, surtout des femmes qu’ils prétendent aimer alors qu’ils forniquent sans joie. Ces situations reviennent sans cesse dans Hypertextuel : c’est la chasse aux performances inachevées, la déréliction permanente , la vodka, les cigarettes, les aubes épuisées et froides et une solitude que l’auteur parvient à nous laisser entendre comme étant finalement une des formes de l’enfer domestique (ce « cauchemar climatisé » dont parlait Henri Miller) qui tord une partie de la population mondiale incapable d’échapper aux injonctions de la moelle épinière pour atteindre un lobe plus ou moins construit du cerveau. Ce sont, non des désirs, mais des besoins de jouissance immédiate qui manipulent ces êtres de l’instant.
C’est de cette humanité-là que les récits d’Éric Neirynck sont faits. Une humanité désolée qu’il tente d’approcher de diverses manières. N’a-t-il déjà, à travers ses personnages, et dans un opus récent, déclaré J’ai un projet : devenir fou ? Par ailleurs, il ne cesse de raconter son admiration pour Charles Bukowski et la suite des écrivains tragico-comiques des ruines de la société américaine et, globalement, de ce que l’on pourrait appeler le néant dilaté.
Les personnages d’Hypertextuel sont ballottés dans des relations médiocres et sans le battement de cœur qui fait qu’une femme ou un homme peut atteindre quelque chose qui lui est supérieur, l’au-delà du désir. Le tout dans une écriture fluide, répétitive même dans certaines situations, comme si très consciemment, les personnages qu’il met en scène connaissaient déjà l’impasse dans laquelle ils se sont inéluctablement engagés. En une dizaine de récits, Éric Neirynck présente cette forme de l’enfer qui brûle à température modérée, juste suffisante pour cuire ad vitam les victimes de ces illusions de faux « perdants magnifiques » (Leonard Cohen).
L’intérêt de ce livre est probablement aussi de rendre absolument normales, c’est-à-dire majoritaires, les vies patibulaires de notre société du non-réel, de la non-matière, de la disparition de l’homme derrière ses icônes et ses identités numéri ques.
Mais d’un coup, Éric Neirynck fait surgir soudain des sortes de marionnettes angéliques et maladroites des dessous du récit, comme si une magie retorse, une forme de spiritualité déchue, une « main invisible » travaillait encore, malgré lui, l’homme contemporain.
Les fables du désenchantement sont souvent les plus difficiles à écrire alors qu’elles sont souvent la bordure de l’homme ridicule, de cet homme petit et pitoyable qui ne prend consistance que dans la corrida impitoyable que se livrent les hommes aveuglés par la pathétique pitié d’eux-mêmes. Elles sont probablement, ces fables, des bornes le long de la frontière entre le désir d’absolu et le dégoût de soi.
En ce sens aussi, les récits de ce livre sont des lucioles avant extinction, des signes d’alerte que la littérature tente encore de lancer dans l’embrouillamini du monde.
Dans ces moments d’errance, les personnages d’Hypertextuel cherchent encore les petites voies, les chemins de traverse, les frises des gouffres, comme des « Gaspard » échappés d’un romantisme ancien et entrés dans un univers de surdité commune.
Daniel Simon - Le Carnet et les Instants
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