Jeanne en personne
€20.00
Jeanne en personne
Auteur : Jacques Richard
Editions Lamiroy
Parution : 1 octobre 2025
ISBN : 978-2-39081-024-7
200 pages
Prix : 20 €
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Plutôt que de dérouler une narration au sens habituel, ce roman nous offre six portraits, tour à tour drôles et pathétiques, d’une même femme. En divers lieux, le tram à Bruxelles, la mer, le miroir de la salle de bain… se déclinent les incarnations de Jeanne et de Gilles aux noms de légende, des possibles qui ne se réalisent que dans le regard d’autrui. La réalité de Jeanne est celle d’une femme dans notre monde cannibale, où le souvenir est preuve de la seule réalité irréfutable, l’absence. Où il faut appartenir, même au prix de sa propre disparition ; où se découvre la liberté d’aimer ses chaînes ; où l’on détruit ce qu’on aime le mieux. Un monde clandestin, enfin, où dans le plus profond de l’autre s’ouvre un chemin vers soi.
À la fois dévorée et dévorante, mère attentive et ogresse, enchaînée et libre, cynique et ingénue, victime et bourreau, voici Jeanne en personne. Vivante !
Né à Bruxelles, Jacques Richard a passé son enfance en Algérie. Il est écrivain, peintre et a enseigné la peinture et le dessin pendant trente ans. Il a publié poèmes (dont deux cycles mis en musique), nouvelles et romans. Petit Traître, prix Franz de Wever de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique en 2012, a été finaliste du prix Rossel, de même que La Course en 2023.

Jacques Richard, Jeanne, Gilles et le mystère de l’amour ***
Qui est-on vraiment ? Qui aime-t-on vraiment ? Dans « Jeanne en personne », l’écrivain belge offre six portraits de Jeanne et, en miroir, de Gilles. Et plein d’interrogations sur l’autre, l’absence, l’amour.
Le titre a beau clamer Jeanne en personne, on n’aura jamais que quelques facettes énigmatiques de qui est, fut, sera Jeanne et, en écho, de qui est ou n’est pas Gilles. Gilles et Jeanne. Jacques Richard a dû se souvenir du roman de Michel Tournier, qui porte ce titre, Gilles et Jeanne, et qui assemble les images contrastées du diable Gilles de Rais et de la sainte Jeanne d’Arc, quand ils ont combattu ensemble les Anglais. Sauf qu’on se demande souvent, ici, qui est le diable et qui est la sainte.
Jeanne donc. En personne, mais à travers six portraits. Aux titres étranges, comme Sa voix le long des murs, Son odeur de brasier, Six dents toutes petites, La haie de son sourire, Sa bouche au goût de sang, Et son corps sera mis à nu. Et aux exergues indicatifs, extraites de Moravia, Melville, Leopardi, Jean d’Arras, Euripide et Alban Berg. On y voit Jeanne en absente, dont le reflet s’efface petit à petit ; Jeanne en femme au sein généreux ; Jeanne en femme cannibale dans un monde qui l’est tout autant ; Jeanne en mère attentive ; Jeanne en conjointe enchaînée au radiateur et qui aime ça ; Jeanne en Médée cruelle ; Jeanne en amoureuse destructrice.
C’est l’amour que Jacques Richard observe. Comment il naît, comment il s’embrase, comment il s’éteint petit à petit faute de combustible, comment il peut peut-être se rallumer grâce à des artifices, comment il peut s’ancrer dans la mémoire quand l’amour s’est absenté, comment il reste dans la mémoire de la chair. C’est l’amour et c’est notre monde aussi, déshumanisé, dont l’amour s’est le plus souvent envolé ou n’est plus qu’un mirage, qu’une forme embuée sur le miroir de la salle de bains, qu’un souvenir d’une voix, qu’une impression de robe et de cheveux sur la rétine.
Énigmatique
Dans ce monde plein d’adversité, Jeanne est vivante. Elle veut l’être, malgré tout. Gilles aussi, peut-être. La rencontre est malaisée, la fusion encore davantage, même si on le désire fermement, surtout si on le désire opiniâtrement.
Jacques Richard met Jeanne et Gilles en scène dans une prose souvent poétique, aux situations énigmatiques. Où est-on ? Que se passe-t-il ? Qui est qui ? C’est souvent obscur et il y a plusieurs Jeanne comme il y a plusieurs Gilles et parfois même on dirait qu’ils intervertissent leurs rôles. Mais que le lecteur et la lectrice ne s’en formalisent pas. L’écrivain belge dessine des tableaux et les leur met à disposition : à eux, lecteurs et lectrices, d’imaginer les histoires que ces tableaux décrivent.
Bien sûr, il restera des incertitudes, des ténèbres, des arcanes. Mais pour Jacques Richard comme pour les vrais écrivains, le livre commence sa vraie vie quand ils l’ont fini et que le lecteur peut échafauder ses interprétations. Le plateau de jeu est là, étonnant et superbe. À vous de lancer les dés.
Jean-Claude Vantroyen, Le Soir, 26/9/25
Taillé dans l’énigme de la vie, le roman de Jacques Richard déplace la narration vers un labyrinthe de tableaux qui composent autant de facettes ne se refermant jamais sur une unité. Les six chapitres qui scandent Jeanne en personne procèdent par touches alliant apparition et disparition, questionnement sur l’identité des êtres, de l’amour et corrosion du doute.
Si les prénoms du couple rappellent les personnages de Jeanne d’Arc et de Gilles de Rais, si le romancier, le poète et peintre Jacques Richard sonde le mystère des êtres, leurs abîmes, les pièges de l’amour, il construit un récit indécidable qui explore la réversibilité des pulsions, de la sainteté et de la cruauté. Loin de s’incarner dans deux personnages distincts, la victime et le bourreau coexistent dans le chef de Jeanne, dans celui de Gilles. La verticalité des chaines qui troue la couverture illustre les dédales de l’amour, l’ambivalence des liens, les jeux et rituels érotiques, le flirt avec l’intensité comme seules manières de traverser l’existence. Indiquées par les citations en exergue qui ouvrent chaque chapitre (notamment de Moravia, de Melville, d’Euripide, d’Alban Berg), les tonalités de fond du roman offrent une musique pirandellienne : le vertige qui s’empare de la narration a trait à l’existence, à l’impossibilité de prouver la sienne, celle du monde ambiant, celle de l’aimée dont les reflets dans le palais des souvenirs (de la mémoire ou du corps) sont impuissants à délivrer la certitude de la présence de l’autre.
Si elle existait, je pourrais par exemple me souvenir :
—d’être allé faire des courses avec elle. On n’oublie pas ces petits moments triviaux du quotidien.
Le flottement, le doute qui frappent les événements vécus en commun se redoublent dans l’impossibilité de connaitre les multiples facettes de la personnalité de l’autre. Disciple de Médée, de Saturne dévorant ses enfants, Jeanne pratique un cannibalisme épicurien, raffole de se voir attachée au radiateur, de disparaitre dans le kaléidoscope de ses apparitions, tour à tour lumineuse et cruelle, passive et dévorante, « ogrée » et ogresse, en quête d’émotions, de fantasmes, de scénarios pour échapper à la monotonie du quotidien. Les étreintes, les noces physiques entre Jeanne et Gilles ne lèvent pas la séparation ontologique entre les êtres, n’allège que fugacement la solitude de monades qui ne s’appréhendent qu’au travers d’un jeu spéculaire où l’autre surgit comme un miroir imprécis.
Comme il y a plusieurs Jeanne, il y a plusieurs Gilles. Jumeaux, doubles, clones. C’est ce qu’on appelle un individu. D’autres moi se baladent avec chacun un bout de ma mémoire, de ma vie. Je suis un fragment de moi.
On a beau s’approcher du vortex de l’aimé, de l’aimée, déléguer à la passion la mission de fusionner avec sa moitié, le noyau de l’autre nous échappe. Le pari de Pascal quant à l’existence de Dieu, Jacques Richard l’exporte avec brio dans le champ de l’existence humaine. Le titre, Jeanne en personne, résonne comme un vœu d’enfant : atteindre, présenter Jeanne en tant que Jeanne et se heurter à la vérité de la fuite des êtres dans l’inconnaissable, dans les parages de l’homérique « je suis personne », au fil d’un tournoiement des possibles, des hypothèses. Le théorème d’incomplétude de Gödel, Jacques Richard l’incarne dans les champs de l’existence, de l’amour et de l’écriture.
Véronique Bergen, Le carnet et les instants, 22/10/2025
« Gilles et Jeanne se connaissent-il ? Depuis le temps, on devrait dire oui. » La question n’est pas anodine. Elle se pose d’abord à tout couple un tant soit peu fusionnel : que connaît-on vraiment de l’autre ? Et au fond, est-il important de tout connaître ? Mais elle se pose aussi au niveau de chacun : est-on sûr de se connaître soi-même ? La première de ces six scènes qui donnent chacune une approche différente de Jeanne, mais aussi de Gilles, montre la jeune trentenaire devant son miroir, où elle se voit adolescente – existe-t-elle plus âgée ? – et dans sa salle de bain, dans une glace où la buée estompe ses traits – existe-t-elle en image ? Toute la magie de Jacques Richard consiste à partir d’une interrogation d’apparence anodine, dans une situation somme toute banale, et d’y répondre au pied de la lettre, en toute candeur. « Jeanne n’existe pas le matin. Pas tout le temps. » Telle est la conclusion à laquelle aboutit Gilles : « Il ne pense pas à Jeanne, puisqu’elle n’existe pas. Il se dit que ce serait bon, parfois, d’avoir une compagne le matin, quelqu’un qui vous attend le soir. » Et pourtant, il enfile par erreur le blouson de Jeanne, trop étroit pour sa carrure, et ne s’en émeut pas pour autant. Tel est aussi le sens ambigu du titre : Jeanne est-elle une personne, n’est-elle personne, n’est-elle qu’un masque, sens du latin persona ? Et si elle n’existait qu’en Gilles ?
Ce qui passe ici par la mise en scène du corps et du couple est au fond d’expérience courante. L’autre existe-t-il ? N’est-il pas une projection de l’image idéale que nous portons en nous ? En fin de compte, Gilles est-il une invention de Jeanne, « ou l’inverse, peu importe » ? Et dans une vie où le hasard intervient autant que le choix dans une rencontre, « Gilles est une possibilité parmi d’autres ». Alors, comment pourrait-on le connaître ?
Plus largement, ce doute sur l’identité, sinon l’existence ne s’étend-il pas à tout un chacun? Nous vivons de plus en plus dans un monde virtuel où réalité et fiction deviennent difficiles à séparer. On peut douter de l’existence des autres, par exemple celle des gens qui apparaissent sur notre ordinateur : « il y a des amis qu’il ne voit plus que comme ça, derrière la vitre lumineuse de la machine » – trop de réunions par visioconférence, de réseaux sociaux, de logiciels de rencontre ? Chacun lira à sa manière. Mais les gens mêmes que nous croisons sur le trottoir, pouvons-nous les connaître ? Que sait-on de leur chaleur, des petits bruits de leur corps ? Au fond, « qui sont les vrais gens ? »
D’autant, pour Jeanne et Gilles, qu’il y a les prénoms, lourds à assumer quand on porte l’ombre de Jeanne d’Arc et de Gilles de Rais ! La projection sur d’autres personnages devient un biais qui fausse aussi la connaissance, comme la buée sur le miroir. Cela se fait discrètement. Il peut passer une odeur de brasier dans le roman, une obsession de chaînes et d’emprisonnement, des fantasmes de cannibalisme ou de supplices sanglants… Mais le tout dans un monde résolument moderne (Jeanne est enchaînée au radiateur), sans que l’on sache s’il s’agit d’un fantasme ou d’une réalité concrète (il faut apprendre à cacher la chaîne pour aller au restaurant). La réalité est parfois crument affirmée (« Cannibalisme. Oui »), parfois à peine suggérée (lorsque Jeanne tombe enceinte, elle envisage de « rester neuf mois sur sa faim »). Mais dans tous les cas, elle est énoncée calmement, comme si tout était normal : « Nous avons mangé notre sœur la semaine dernière. Ce soir, nous avons fini notre petite amie, Gilles et moi. » Ce mélange d’humour pince-sans-rire et d’angoisse existentielle crée une atmosphère trouble dont se régalera l’amateur d’aigre-doux.
Car ces variations sur des personnages insaisissables (on peut se retrouver dans le regard de Jeanne, de Gilles, ou du frère jumeau de celui-ci, dans une cave ou dans un gîte…) rejoignent souvent les interrogations sur l’existence des personnages, sur la connaissance de l’autre. Le leitmotiv instauré dès le départ, celui de la glace, du reflet, de l’image… prend une autre résonance dans les chapitres sur le cannibalisme. S’il manque un morceau au corps, peut-être est-ce le miroir qui ment ? Que peut-il refléter d’un corps amputé, d’une personnalité éclatée ? Et le cannibalisme n’est-il pas une façon radicale de disparaître ? On lit autrement l’angoisse de Jeanne lorsqu’elle tend la main, le matin, au réveil, et « cherche sur le drap une main qui n’est pas là pour chercher la sienne ». La réflexion s’impose au lecteur : « On dirait que tu les manges, ma parole. »
Dans ses aspects les plus provocateurs, enchaînement, cannibalisme, dépeçage, l’obsession reste la même : se dépouiller de tous ses masques sociaux pour apparaître dans sa nudité, une nudité essentielle au-delà de celle des corps. La nudité elle-même est une construction sociale qu’il faut à son tour dépouiller. « Enchaînée, elle serait encore plus nue », se dit Jeanne. C’est à nouveau une illusion : « quand tu auras mis dehors tout ce qui est dedans, quand tu te seras retourné l’intérieur, tu ne seras pas nue. » Il y a une logique asymptotique dans cette quête d’identité qui ne peut aboutir.
Cette double thématique culmine dans la sixième et dernière scène, fascinante, où Gilles, dans sa cave, seul et se sachant observé, se dénude au-delà de la nudité, dépeceur dépecé, puisqu’en fin de compte Gilles est en Jeanne et Jeanne en Gilles, lui en prisonnier (« Gilles est en prison et la prison, c’est lui »), elle en bourreau, ou l’inverse, peu importe, puisque la question essentielle se pose à tous les deux (« chaque fois qu’elle retranche un morceau de Gilles, c’est dans sa propre chair qu’elle taille »). L’interprétation de cette fable hallucinée appartient au lecteur, qui n’en sortira pas indemne.

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