L'article #18 : Arthur Conan Doyle
€4.00
Arthur Conan Doyle : Puis-je marier Sherlock Holmes ?
L'article d'Isabelle Chevalier
Editorial : Maxime Lamiroy
Illustrations : Hugues Hausman
ISBN : 978-2-87595-629-3
Parution le 1 mars 2022
Editorial :
Que sait-on généralement de Sherlock Holmes et de son auteur, Arthur Conan Doyle ? La résolution des énigmes par la logique, agrémentée d’un (inauthentique) « Élémentaire, mon cher Watson » [formule apocryphe. En effet, on ne la trouve nulle part dans le canon de Conan Doyle et Sherlock Holmes ne l’a jamais prononcée dans aucune histoire originale], la tenue iconique et, pour les champions de culture générale, la tentative de l’auteur de se débarrasser de son héros. Isabelle Chevalier nous emmène parcourir le paysage de ces grandes lignes que nous laissions se dessiner à l’horizon. Parmi celles-ci, mon regard s’est arrêté sur l’aversion de l’auteur pour son personnage, mais surtout j’ai été frappé par le nombre considérable de personnes qui se sont passionnées pour Sherlock Holmes au point de le considérer comme une personne réelle.
Arthur Conan Doyle a voulu très tôt se débarrasser de son personnage pour se consacrer à des œuvres plus dignes. Il rejoint ici la malédiction de nombreux auteurs : trouver le succès dans un genre qu’ils dévaluent : Molière aurait aimé écrire des tragédies et Voltaire croyait à la postérité de son théâtre – il n’avait pas de considération pour ses deux contes, Zadig et Candide.
Dans sa nouvelle Le Lieutenant Kijé, le formaliste russe Iouri Tynianov imagine qu’à la suite d’une faute de copie, le nom d’un nouveau lieutenant est inventé. Comme personne n’ose avouer l’erreur au tsar, ce lieutenant fictif est considéré comme existant réellement aux yeux de l’administration. Il se marie à une femme bien réelle et on l’enterre – le cercueil comme le lit conjugal sont tous les deux vides. Cette faute de copie fait également disparaître l’existence administrative d’un autre lieutenant bien réel, ce dernier se retrouve sans nom, sans situation. Un vagabond que la société ne reconnaît pas et qui meurt sous un pont. Dans cette courte nouvelle, Tynianov nous rappelle que notre existence ne tient pas seulement à notre puissance d’agir ou à notre réalité corporelle. Elle dépend aussi de la reconnaissance des autres individus. Les vampires et autres monstres, les personnages d’Harry Potter, les elfes et autres créatures païennes ont leur part d’existence comme le lieutenant Kijé sans qu’on puisse prouver leur existence « réelle », au sens de « physique ». Dès lors, on est tenté de poser aux Sherlockians ou holmésologues, la même question que Paul Veyne avait adressée aux Grecs : « Croient-ils à leurs mythes ? Croient-ils à l’existence réelle de Sherlock Holmes ? » Dans cette interrogation, c’est bien le questionneur qui fait preuve de moins de souplesse. Celui qui cherche à vérifier les propos de Conan Doyle, à les organiser, n’est pas si à cheval sur ces statuts ontologiques. Il a vu, perçu quelque chose dans cette histoire de sorcières dans les bois, dans ce périple mythique de Troie à Ithaque, dans cette confrérie de l’anneau. Et cette chose lui parle, le passionne, s’adresse à lui de façon puissante. Il veut en savoir davantage, pénétrer cet univers qui s’ouvre à lui au sein du nôtre. De l’extérieur, il est effarant de voir la dépense d’énergie, de concentration que cet individu peut mettre dans cette fiction et regrettable que celle-ci ne soit pas employée à améliorer la situation bien réelle de nos existences. Cette fiction ne nous est pourtant pas si externe, elle a été inventée par des humains, elle recèle quelque chose qui fait plus de sens pour nos existences que les fictions scientifiques. Et face à ces Sherlockians ou à ces Grecs, il faut se demander où nous pourrions trouver pareille passion pour notre propre vie, et cultiver en celle-ci le premier moteur inépuisable de notre vitalité.
Vous aimerez aussi...
du même auteur :
Share this item: