Le Carnet et les Instants
Dessinateur et scénariste prolifique, Bernard Swysen inaugure une carrière de romancier avec cette fantaisie mythologique, a priori réjouissante et qui peut se lire en fredonnant, entre autres parodies apocryphes, les couplets allègres de La belle Hélène. C’est encore une femme – et quelle femme ! – qui tient la vedette de ce peplum : Shaia, plus connue sous le nom calamiteux de Méduse, celle des trois Gorgones décapitée par Persée. Tout débute sur un coup de foudre entre Shaia, jolie jeune fille entreprenante (elle n’a pas encore échangé sa belle chevelure contre un nœud de vipères) et le puceau Pausanias, futur chroniqueur d’une biographie, forcément mythifiée, de Persée. Celui-ci vient alors de récupérer le trône d’Argos et y fait son entrée royale, flanqué de ses « mignons » baraqués comme des buffets normands. Las, ce demi-dieu, fils de Danae et de Zeus (qui, déguisé en pluie d’or avait forcé la porte de la prison d’airain censée garantir la virginité de la recluse, prouvant par là qu’en ces temps reculés, l’or ouvrait déjà bien des portes), Persée donc, se prend lui aussi d’une passion dévorante pour le jeune Pausanias contraint dès lors à jouer sa propre vertu à pile comme à face. Et ce avec la bénédiction de son ambitieuse bien-aimée qui le fait passer pour son frère et investit ainsi le palais royal bientôt suivie par ses propres sœurs Euryale et Stheno trop heureuses de profiter de l’aubaine.
Alors que Persée s’embarque pour une de ces expéditions punitives dont la mythologie est friande et que Pausanias s’adonne à ses chères études, Shaia, autoproclamée « princesse », régente la Cité devenue très prospère. Tout comme elle-même et ses sœurs qui en profitent largement et fréquentent assidûment les enseignes de luxe. Celles d’Hermès ou d’Alexandre, le coiffeur des célébrités qui a eu le front, comme d’autres avant lui, de la juger plus belle qu’Athéna. Très chatouilleuse sur ce point, la déesse de la sagesse ourdit avec l’aide de Poséidon une vengeance compliquée et très injuste à l’encontre de celle qui l’honore pourtant et n’a jamais approuvé le propos outrancier diffusé par le merlan de la gentry. Déguisé en Pausanias, le dieu au trident l’agresse brutalement, la rosse, la viole et provoque une fausse couche qui lui laisse un fœtus de pierre sur les bras. Parce que, devenue Méduse, Shaia se retrouve coiffée d’un nid de serpents et dotée du regard qui tue et pétrifie tout son entourage, dont son amant. Et ce à la grande fureur de Persée qui, revenu victorieux de sa campagne, est bien décidé à en découdre avec la statuaire qui a rendu le beau Pausanias inaccessible à ses appétits. Après l’avoir décapitée sans s’exposer, grâce à l’Égide, le bouclier-miroir qu’Athéna lui a obligeamment prêté, c’est dans une kiblis de chez Hermès, le « joli sac à franges dorées dont il avait toujours rêvé » qu’il emporte la tête de celle à qui, de son propre aveu, «la vie était devenue insupportable». En définitive, victime bien plus que coupable, ce qui est bien le propos de Bernard Swysen avec ce « syndrome de la Gorgone » ainsi défini : Phénomène psycho-sociologique par lequel une victime est transformée en coupable, car considérée comme totalement responsable de la situation.
Faut-il préciser l’évidence d’un sous-texte évoquant une réalité d’aujourd’hui qui n’a rien de réjouissant ni de mythologique, avec le sort de cette jeune femme sortie de rien « à la fois délurée et naïve, ambitieuse et sincère, passionnée et manipulatrice » qui a connu « la misère des cabanes de pêcheur et les ors d’un palais », qui a « aimé avec ferveur et conspiré avec duplicité ». Paradoxale en somme comme le sont la plupart des humains, mais plus exposée, en tant que femme, au jugement, voire à la vindicte inique et parfois mortifère d’une société patriarcale servie notamment par les dérives des réseaux sociaux et plus ou moins adroitement combattue par la juste cause des révoltes féministes.
Mais comment ne pas sourire d’autres uchronies signifiantes (et, – pourquoi pas ? – liées au savoir-faire et aux priorités des femmes en matière politique) parce que nombreuses et choisies sont en effet les cibles d’aujourd’hui visées par les serpents qui sifflent dans la veine comique de ce roman à la fois facétieux, madré, vengeur et aussi visuel qu’une bande dessinée.
Ghislain Cotton
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