L'odeur aigre des menaces #228
€4.00
Opuscule #228
Auteur : François Rouvez
Titre : L'odeur aigre des menaces
Collection Opuscules
Parution : 25 février 2022
ISBN : 978-2-87595-644-6
Prix : 4€
Ce n’est pas moi, selon le plan d’origine, qui étais destiné à plomber l’archiduc et son épouse, le 28 juin 1914. Je n’étais que le septième sur la liste, et le dernier. C’est la soudaine maladresse des uns et l’opiniâtre lâcheté des autres qui m’ont conduit à commettre ce geste héroïque, à tenir cette pose.
Né à Charleroi, François Rouvez est un jeune homme ordinaire. Quand il n’écrit pas, il calcule.
Le début :
Le réveil du bouc émissaire
Ce n’est pas moi, selon le plan d’origine, qui étais destiné à plomber l’archiduc et son épouse, le 28 juin 1914. Je n’étais que le septième sur la liste, et le dernier. C’est la soudaine maladresse des uns et l’opiniâtre lâcheté des autres qui m’ont conduit à commettre ce geste héroïque, à tenir cette pose. Une semaine plus tôt, à Belgrade, dans l’appartement plutôt miteux d’Apis, l’un des fondateurs de notre vénérée Main Noire, on avait joué aux dés autour d’une table qui puait le chou blanc au vinaigre pour savoir qui allumerait en premier les hostilités. Ces stupides cubes en bois avaient roulé contre moi, du début à la fin. Danilo Ilic m’avait atomisé avec un full des as par les rois pour me reléguer en dernière position et me barrer la chance d’entrer dans le panthéon de l’Histoire. C’est ce soir-là, enivrés de vodka russe, dans la cuisine du colonel, qu’on avait échafaudé le plan, une enfantine mise en œuvre. N’importe quel abruti au cerveau droit fissuré aurait été assez malin pour nous imiter. Planté le long du parcours que suivraient avec une illégitime assurance François-Ferdinand et sa clique dans le centre de Sarajevo, chacun de nous porterait une bombe et la lancerait à son tour venu. Si le premier foirait son coup, le deuxième assurerait, et ainsi de suite, pareil à un domino cascade. Ce n’est pas l’architecture du plan qui inquiétait nos regards enthousiastes, c’était la bombe. Malgré son grade et ses relations, Apis nous avait fourni des bombes à la qualité récalcitrante, elles n’étaient pas à mettre entre les mains de n’importe quel branque mais si on suivait avec une attention méthodique les consignes, il nous avait assuré qu’elles commettraient d’irréversibles dégâts. Toujours des mains d’Apis, à l’aube de notre départ pour Sarajevo, nous avions tous reçu un cadeau emballé dans du papier journal : un bonbon au cyanure, d’une dose à moufter un cheval de course en moins de deux secondes, à avaler en cas d’arrestation. On n’avait pas prêté beaucoup d’attention à la friandise. On n’avait jamais imaginé devoir la croquer, la sucer, la mordre et lui permettre de sceller dans une paralysie générale nos organes vitaux. À vrai dire, autant mettre sous silence éternel toutes les excuses possibles, ça a été nous les premiers fautifs si on a frôlé la correctionnelle. Parce qu’à cause de nos caractères présomptueux dus à nos jeunes âges, on n’avait jamais tilté que le premier d’entre nous échouerait. Si le hasard du destin ne m’avait pas guidé, d’une voix à la fois lisse et vibrante, à glisser un Browning calibre 38 dans la poche de mon sac, François-Ferdinand aurait honoré sa Sophie le soir du 28 juin pour célébrer leur anniversaire de mariage et nous serions, dans l’écho des lascifs gémissements de leur respective jouissance, devenus des créatures inspirées par la déesse échec.
Le premier qui a merdé, c’est Mehemedbasic, le plus âgé de la bande, un taciturne fou d’échecs et de littérature, en particulier Gogol et Dostoïevski. Il n’est pas parvenu à dégoupiller sa bombe l’ahuri, ou c’est une paralysie anxieuse qui l’en a empêché. à mon avis il n’a pas osé, il a eu les boules jusqu’au menton et la bombe dans ses mains charnues n’est devenue qu’un objet inoffensif, un misérable jouet. Pourtant, à chacune de nos réunions de Jeune Bosnie, il reflétait dans les traits les plus intimes de son visage une impression de ne craindre de rien. Comme quoi, avec une palette de grimaces, c’est possible de déguiser un pingouin en tigre. Le deuxième qui a foiré, c’est Cabrinovic, un gars intègre, prêt à défricher tous les champs de mines pour la cause serbe, un sanguin, capable d’enflammer un glacier à la moindre saute d’humeur. Cabrinovic a réussi à dégoupiller la bombe mais l’imbécile a visé la mauvaise voiture. Il a chopé la troisième, et c’était dans la deuxième que l’archiduc paradait avec son épouse. Boum. Vingt blessés. Cabrinovic a envoyé à Dieu une prière, courte et sincère, et a avalé son bonbon parfum cyanure mais le poison, à cause d’un dosage d’amateur, ne l’a pas refroidi. Excepté des brûlures à la gorge et des douleurs à l’estomac, il n’a rien eu. Le lendemain, il aurait été disposé à travailler comme tous les jours, à l’usine. Quand la détonation de la bombe a étourdi le ciel de Sarajevo, tous les autres membres de la bande ont pétoché et ont détalé comme des lapins à travers la ville. Ils ont jeté leur arme dans la rivière Miljacka. Pour peu ils criaient au secours, les clampins.
J’ai gardé mon sang-froid et j’ai pris d’une démarche assurée la direction du lieu de l’attentat et à peine vingt mètres plus loin, j’ai vu Cabrinovic, plié en deux à cause de ses maux d’estomac. Il vomissait sa bile, le pauvre, sur ses propres souliers qu’il avait achetés à un prix scandaleux exprès pour l’occasion. Menotté, cinq policiers l’escortaient vers un lugubre et rouillé panier à salade. Je comptais lui envoyer un pruneau dans la caboche pour l’empêcher de dévoiler notre intimité à des oreilles torves mais alors que j’étais prêt à débusquer mon Browning de sa cachette, j’ai vu le cortège de l’archiduc défiler à une dizaine de mètres de moi. J’ai immédiatement immolé l’idée de tuer mon camarade. D’un saut de carpe m’est revenue à l’esprit la mission, son dessein, la volonté de créer un grand état serbe, d’étirer notre territoire vers des horizons plus vastes. Nous le méritions. À force de grandir dans un pays d’une taille de nain, nous devenions nous-mêmes des nains au corps mou et au cerveau désœuvré de fierté et d’orgueil, mais c’est surtout l’idée de libérer tous les Serbes emprisonnés sous le joug de l’empire de François-Joseph qui m’a motivé à poursuivre notre quête. Je n’ai malheureusement pas eu le temps de repérer l’archiduc dans cette masse humaine, plutôt agitée comme une mer au cœur d’une tempête, et j’ai vu alors, impuissant, le cortège, amputé d’une voiture, entrer dans la cour de l’hôtel de ville. S’évaporaient nos dernières chances d’éliminer l’ennemi.
Dépité, à deux inspirations de l’anéantissement, j’ai acheté un sandwich au poulet dans une boutique, près du pont Latin, pour consoler mon estomac qui pleurait d’une faim atroce. Si j’avais attendu une minute supplémentaire, il m’aurait tapé sur les nerfs et apostrophé d’injures. Quand j’ai quitté le magasin, à ma grande surprise j’ai vu le cortège sortir de l’hôtel de ville. J’ai pensé à un mirage, à un canular, ou à une blague provocatrice. Qui oserait sortir de sa tanière après la menace d’un attentat ? Se croyait-il vacciné contre le danger, l’archiduc ? Immunisé ? Oiseau planant au-dessus de la mort ? Avait-il vu du chocolat dans la bombe de Cabrinovic ? Ou pensait-il à un jeu ? C’était une aubaine pour moi, pour Jeune Bosnie, pour la Main Noire et pour la Serbie de voir à nouveau le cortège rouler dans les rues de Sarajevo. Personne dans l’entourage du couple n’avait même pris la peine de remonter la capote des automobiles, ils roulaient à nu, pépères, comme s’ils partaient pour les vacances, l’esprit étouffé d’insouciance. J’ai toujours ignoré la raison mais la voiture de l’archiduc a tenté un demi-tour près du pont Latin. Ça a attiré une troupe de badauds qui a freiné la manœuvre. Sans réfléchir, poussé par une vague d’extrême excitation, j’ai jeté mon sandwich au sol, j’ai couru pour les rattraper, j’ai porté toute mon attention sur le Browning calibre 38, j’ai sifflé mes derniers mètres d’homme libre en moins de trente secondes avec les paupières qui pliaient sous le poids de mes larmes de joie, j’ai creusé mon trou dans la foule en entendant sonner les premières notes de l’hymne de mon succès et à moins de trois pas de la Graf und Stift immatriculée A-II-118, j’ai tiré deux fois. Une cartouche pour l’archiduc. Une autre pour sa femme. Voilà ce qui arrive quand on est hautain avec le danger, quand on le provoque d’un sourire méprisant. Il vous revient en pleine gueule.
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