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Marc Peeters, Discrépance et simulacre. Kant, Leśniewski et l’ontologie (Revues) September 15 2015

Compte-rendu de Thibault De Meyer dans https://lectures.revues.org/18874

1. Marc Peeters, professeur de philosophie à l’Université libre de Bruxelles, prend pour point de départ de son ouvrage l’attitude pessimiste de Kant envers la logique formelle. Selon le philosophe de Königsberg, les logiques formelles ne sont que des apparences de la pensée qui se présentent comme la pensée en tant que telle (des simulacres hypostasiés de la pensée, pour reprendre la terminologie technique de l’auteur). Peeters relève cependant quelques rares passages où Kant semble malgré tout entretenir un mince espoir que laCritique de la raison pure puisse s’associer à une certaine logique formelle. Selon Peeters, la logique symbolique constructiviste de Stanisław Leśniewski est une telle logique. Pour défendre cette idée, il propose une lecture originale de Kant au cours de laquelle il développe les concepts de simulacre, de reprise, d’historicité transcendantale et de discrépance, des concepts sur lesquels nous reviendrons encore (la lecture de Kant qu’offre Peeters s’avère d’ailleurs intéressante indépendamment du projet d’inscrire Leśniewski dans une lignée kantienne).

2. Leśniewski (1886-1939) est un logicien polonais original et exigeant. Pour lui, un système logique se limite à son énonciation concrète, orale ou écrite. Le travail du logicien consiste ou bien à construire des systèmes (des ensembles d’énoncés) ou bien à compléter des systèmes inventés par d’autres. Chaque système peut être complété en y ajoutant des énoncés (jamais aucun système logique n’est complet). Cependant, les énoncés ne peuvent pas être ajoutés au hasard. Leśniewski explique que, pour ajouter des énoncés à un système, le logicien doit d’abord saisir les « directives » du système. Les directives sont les règles qui ont guidé la succession des énoncés antérieurs. Les nouveaux énoncés doivent respecter ces directives. Cependant, quelques fois, des énoncés qui ont été ajoutés en respectant les directives antérieures créent de nouvelles directives, suggèrent de nouvelles règles de succession. Il s’agit alors de « définitions créatives ».

3. Les directives sous-tendent les systèmes logiques possibles, mais elles ne sont rien tant qu’elles ne sont pas concrétisées dans des systèmes. Ces systèmes ne sont rien d’autres que des énonciations, des tokens. Ce n’est qu’en lisant ces tokens que le logicien peut espérer saisir les directives. Les directives précèdent donc les systèmes logiques, mais elles ne se donnent à connaître que dans des systèmes logiques concrets. Les directives sont ainsi des connaissances a priori, mais elles ne sont rien tant qu’elles ne sont pas concrétisées dans l’expérience a posteriori, dans le temps et l’espace.

4. Selon Peeters, la logique de Leśniewski respecte le projet kantien. Pour défendre cette idée, l’auteur propose une lecture attentive de la Critique de la raison pure. Ce maître-ouvrage de Kant exige, pour être bien lu, d’être repris, repensé. C’est en tout cas ce qu’estime Peeters en soulignant deux particularités de ce texte. Premièrement, en tant que livre, la Critique est divisée en chapitres, en parties. Or, une des idées importantes de Kant est que le tout n’est pas égal à la somme de ses parties, que la synthèse n’équivaut pas à l’analyse. Il en va ainsi de la Critique, au sens où tout doit être plus que le livre; la Critiquedemande à être reprise, à être synthétisée en un temps et un lieu particuliers. Le deuxième point sur lequel insiste Peeters est que, pour Kant, la pensée n’est pas une chose, mais une activité. Par conséquent, pour rendre compte dans la Critique de l’activité qu’est la pensée, Kant doit supplier le lecteur de penser, de reprendre sa pensée, de la faire vivre. Peeters caractérise, en ce sens, la philosophie comme précaire, car elle prie constamment pour qu’on la reprenne (la précarité, qui partage la même étymologie que le mot « prière », est la force et non pas la fragilité de la philosophie).

5. La Critique exige donc une lecture critique, active, et non une lecture dogmatique qui cherche à comprendre une fois pour toutes le système kantien. Ce n’est pas sans raison que Discrépance et simulacre présente longuement le concept de reprise. Avec Kierkegaard, Peeters distingue le concept de reprise de celui de ressouvenir, le premier visant l’avenir et le second le passé. La méthode historique telle qu’instaurée par Thucydide permet de saisir cette distinction. Alors que l’histoire cherche à rendre compte du passé, elle permet également, affirme Thucydide, de sentir « les événements que la nature humaine nous réserve dans l’avenir » (cité p. 33). La reprise philosophique se distingue néanmoins de la prévision des historiens, car la reprise ne part pas de faits a posteriori, mais de principes a priori.

6. La reprise se lie au concept d’historicité transcendantale, qui ne vise pas à décrire les faits contingents tels qu’ils se sont déroulés mais invite à construire chaque fois à nouveau l’enchevêtrement nécessaire des principes afin de sentir comment la philosophie pourra être reprise à l’avenir. Peeters affirme ainsi que l’historicité transcendantale est « l’anticipation de la possibilité a priori de l’avenir toujours précaire [de la philosophie] » (p. 35).

7À partir de là, on saisit la critique kantienne de la logique formelle. Celle-ci n’est qu’une illusion dans la mesure où elle stabilise la pensée, dans la mesure où elle voudrait décrire les règles de penser qui seraient vraies en dehors de tout temps. Une proposition logique doit en effet être vraie ou fausse indépendamment d’un lieu ou d’un temps (« dans tous les mondes possibles »). L’invention logique se comprend donc comme un « laisser-advenir d’une apparence ». La logique transcendantale que propose Kant voudrait justement montrer les conditions d’existence de ces apparences ; elle chercherait donc les principes a priori des systèmes logiques (ce qui semble correspondre aux directives de Leśniewski).

8. Pour la logique transcendantale, il y a une distinction importante entre une idée et un concept. L’idée est régulatrice et unifiante (synthétique) alors que le concept est une représentation discursive divisée (analytique) d’une idée. Cette représentation est toujours en dissonance par rapport à l’idée qu’elle représente, il y a toujours une « discrépance » entre le concept et l’idée, l’analyse et la synthèse. En effet, alors que la représentation est stable, l’idée – étant une activité, l’activité de juger – est toujours en mouvement. 

9. Selon Peeters, la méthode critique kantienne correspondrait à une méthode « rétrojective ». Kant partirait d’un concept, d’une représentation. Du fait même que ce concept existe, Kant présuppose qu’il doit y avoir des conditions qui ont permis son existence. La logique transcendantale chercherait alors à saisir ces conditions. La méthode kantienne ainsi comprise ressemble à celle de Leśniewski : on part d’une connaissance concrète a posteriori pour chercher des connaissances régulatrices a priori. Ainsi, comme le dit Kant, « toute notre connaissance commence avec l’expérience, mais ne résulte pas de l’expérience » (cité p. 138). La question de la connaissance a priori ne se pose qu’à partir de la connaissance a posteriori.

10. La particularité de la Critique de la raison pure est qu’elle est une pensée qui porte sur la pensée elle-même, c’est une pensée de la pensée. Peeters donne d’ailleurs beaucoup d’importance à l’ambiguïté du titre : s’agit-il d’une critique, d’un jugement, qui porte sur la raison ou s’agit-il plutôt de l’activité critique de la raison ? La raison est-elle le sujet ou l’objet de la critique ? Elle est les deux à la fois car la pensée, lorsqu’elle se pense elle-même, se prend comme objet. Pour cela, elle doit construire un concept de la pensée, une représentation de l’idée de la pensée. À partir de ce concept, la pensée cherche alors à saisir ce qui a rendu le concept de pensée possible. Or, il s’agit de la pensée elle-même. Peeters explique que : « la pensée s’analysant se découvre au fur et à mesure qu’elle tente de se décrire sous la forme amphibologique d’un plan dont le fil conducteur dessine les contours impossibles et irreprésentables » (p. 86). Cette régression, ce retour sur soi de la pensée, fait sentir que la pensée construit des concepts de la pensée à partir de rien, de là l’autonomie chère à Kant de la pensée. Peeters repère également une reprise de cette idée chez Leśniewski dans le concept impossible de rien, symbolisé par le signe ∧.

11. Discrépance et simulacre est un livre fouillé et dense. Nous n’en avons présenté que quelques aspects, en espérant tout de même avoir restitué son esprit général. Il offre une lecture originale de Kant en le liant à Leśniewski, un logicien qui mériterait d’être mieux connu. En plus du projet général, nous y trouvons un grand nombre d’idées intéressantes : des considérations sur le statut des exemples et des métaphores dans la Critique, une réflexion sur l’exposition métaphysique qui vise à présenter un concept tout en faisant sentir qu’il ne représente pas adéquatement l’idée qu’il veut représenter, une comparaison entre le statut de la méditation chez Kant et Descartes…

12Le livre souffre malheureusement de problèmes de forme qui rendent la lecture difficile : des coquilles, des termes techniques qui ne sont pas toujours expliqués (symétrie chirale, hypotypose…), des citations en latin et en allemand sans traduction, des phrases trop longues… La partie sur Leśniewski demande en plus une connaissance préalable de la logique symbolique constructiviste. Sans la Stanford Encyclopedia of Philosophy, je n’aurais pas pu lire ce chapitre qui utilise les notations de Leśniewski sans même les expliquer.