Luc Dellisse fustige notre époque et sa superficialité (Jacques Franck, La Libre Belgique) November 10 2024
« Dans un monde où tout est commerce,
l’amitié est peut-être la seule relation dont la gratuité est le moteur »
Luc Dellisse fustige notre époque et sa superficialité.
Jacques Franck, La libre Belgique, 10 novembre 2024
Dans Ce que je sais sur Linda, son premier roman depuis treize ans, Luc Dellisse se montre profondément original. Un écrivain d’une soixantaine d’années sacrifie trois semaines par mois à sa vie professionnelle : séances à l’Académie ou dans des commissions, rencontres de lecteurs dans des librairies ou lors de conférences, etc. Mais la quatrième semaine, il n’est plus là pour personne, il part vivre sous un faux nom dans une petite ville du nord-est de la France, où il a déniché une colocation. Il y fait sienne l’expérience de Barbey d’Aurevilly : « Je compris le bonheur de ceux qui se cachent »
À partir de là, le récit présente deux faces. Dans le patelin où il vit incognito, « Pierre » (ainsi se fait-il appeler) rencontre une jeune femme qui a la moitié de son âge et qui le fascine par son dynamisme et son entregent. Il noue avec « Linda » une liaison qui pour être platonique n’est pas moins enchanteresse : « Sans le sexe, et sans tout ce que le sexe implique entre deux êtres, les journées et les soirées que nous passions ensemble avaient un goût d’éternité » . Et d’ajouter : « Dans un monde où tout est commerce, même le rire, même le sommeil, même l’amour (ce qu’on appelle l’amour et qui n’a rien à voir avec Tristan et Iseult), l’amitié est peut-être la seule forme de relation humaine dont la gratuité est le moteur » .
Se dévoile alors la seconde face du roman. À Bruxelles, pour assurer ses vieux jours, le narrateur a accepté un poste bien rémunéré dans le conseil d’administration d’un organisme culturel créé pour promouvoir… l’art virtuel européen, autrement dit un art dématérialisé, un art qui ne s’incarne ni sur une toile, ni dans le bois ou le marbre. Parallèlement, le petit monde du narrateur vacille, se déglingue. Toutes sortes d’incidents et de rencontres bizarres révèlent un monde qui se déboussole sous ses yeux – même l’art, même l’amour, même Linda qui n’est pas celle qu’il croyait. Le récit se clôt sur cette vision de notre société en perdition, qui est aussi en décadence, d’un monde – quelle jolie formule ! – de non-lecteurs acharnés !